Lettre ouverte à Marie-José Malis, Directrice du Théâtre de la Commune, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)

De Yann Fiévet,

Membre du Collectif Pour le Triangle de Gonesse (CPTG),
Arnouville (Val d’Oise)

À Marie-José Malis,
Directrice du théâtre de la CommuneAubervilliers (Seine-Saint-Denis)

Arnouville, le 29 janvier 2016

Chère Marie-José Malis,

Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Vous n’avez jamais entendu parler de moi tandis que je connais votre engagement à la tête du beau théâtre de la Commune d’Aubervilliers si longtemps soutenu par l’homme de culture qu’est Jack Ralite. Je suis convaincu que votre action depuis votre prise de fonction en ce lieu en 2014 – et sans doute auparavant – appartient à cette filiation d’une culture exigeante mais non élitiste. Pour ma part, professeur de Sciences Économiques et Sociales au lycée Jean-Jacques Rousseau de Sarcelles depuis plus d’un quart de siècle, j’ai appris depuis longtemps à quel point ladite exigence est difficile à tenir face aux embûches et aux assauts redoublés de “la société de communication” dont les jeunes des milieux populaires sont, puisqu’ils en possèdent fort mal les clés critiques de décryptage, les premières victimes. Je ne doute pas une seconde que sur ce point au moins nous partageons le même sentiment.

Play2-Adresse-Au-PeupleAlors, imaginez mon trouble – le mot est faible – quand je découvre dans le numéro 2 de “Play Magazine” (hiver 2015-2016) un portrait de vous intitulé “L’adresse au peuple“. Vous n’êtes pas sans savoir évidemment que ce magazine a pour directeur de la publication – et de la rédaction – Christophe Dalstein, par ailleurs et surtout directeur d’Europa City, projet piloté par la société Immochan, filiale immobilière du groupe Auchan, empire de la Grande Distribution à la française. Le projet Europa City est hautement commercial mais ses promoteurs tentent – avec l’arsenal du marketing moderne – de le déguiser en projet culturel. Ces marchands ont besoin de cautions dans le domaine de la culture, domaine qui n’est évidemment pas le leur comme chacun le sait. C’est là que vous intervenez, peut-être sans avoir mesuré les tenants et aboutissants de ce que je m’autorise à appeler une manipulation. Je vous accorde que nulle part dans le portrait qui est fait de vous on ne laisse entendre que vous soutenez Europa City. Le portrait est élogieux et la sincérité de votre engagement pour la culture à la portée de tous y apparaît sans ambiguïté. Pourtant…

Le problème tient au fait que ce magazine est un produit d’Europa City, produit lui-même habilement fardé d’un aspect tape-à-l’œil – donc d’assez mauvais goût – et fait d’une juxtaposition trompeuse d’articles plutôt disparates parmi lesquels votre portrait surgit à la page 32. Sur les cinquante pages de cette brochure tirée à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires le tiers est directement consacré à Europa City, des pages d’une affligeante vacuité au demeurant eu égard aux enjeux de ce projet d’envergure. Pour l’enrobage du produit on trouve d’autres portraits que le vôtre. Vous y côtoyez, excusez du peu, un footballeur professionnel élevé à Aulnay-sous-Bois évoluant désormais en Angleterre, un rappeur nostalgique de son Sarcelles natal, etc. Un autre article présente un bric-à-brac des œuvres cinématographiques dont les intrigues se déroulent en banlieue parisienne. Enfin, on y apprend que le « street marketing » appartient à la culture car il a devant lui un bel avenir dans nos sociétés définitivement urbaines. Grâce à Auchan, il ne nous est plus permis d’en douter. Bref, ce « mag » qui se veut branché affiche tapageusement un mélange des genres, si familier des gourous de la com’, qui va séduire dans les chaumières. Pardon pour ce dernier anachronisme de si mauvais aloi à l’heure de « la ville de demain » à laquelle rêve le sociologue Jean Viard, recruté par Europa City. Lui, est rémunéré comme caution scientifique pour attester de l’incroyable inventivité du projet Europa City. Le magazine est actuellement distribué gratuitement, par des jeunes bien mis, à l’arrivée des trains dans les gares les plus proches du « Triangle de Gonesse », lieu de la future implantation du joyau. On en trouve des piles également dans les maisons de quartier et les mairies. Ils arrosent, ils arrosent !

Vous avouerez aisément que les cuistots de cette soupe culturelle naviguent allègrement aux antipodes de votre conception de la culture. Alors, pour pasticher l’un de nos maîtres, qu’êtes-vous donc allé faire dans cette galère ? La pseudo culture que nous proposent les marchands de soupe sera excentrée : Europa City sévira en effet loin de nos centres-villes. Pendant quarante ans ces derniers ont été vidés de leurs commerces diversifiés au profit de la Grande Distribution standardisée. Voilà que maintenant on se promet de les vider des lieux culturels qu’ils conservent encore en les remplaçant par des temples d’une culture de masse dûment labellisée. Play Magazine est quelque part une réussite : faire passer la culture de masse pour une nouvelle culture populaire alors qu’elle poursuit son œuvre de destruction de cette dernière. Ce dont les jeunes des communes de Seine-Saint-Denis et de l’est du Val d’Oise ont besoin, souvent sans le savoir, c’est d’une culture vivante s’exprimant dans des lieux de proximité étroitement insérés dans le tissu social déjà trop disloqué afin de le (re)vivifier. Les deniers publics seraient d’un bien meilleur usage s’ils aidaient à l’édification et à la vitalisation d’îlots culturels dispersés au lieu de financer des gares en plein champ au service de la concentration culturo-commerciale. L’ambition culturelle des enseignants est bien sûr de plus en plus mise à mal par ce contexte. Play Magazine joue contre nous, avec désormais la complicité, volontaire ou non, de gens de culture. Voilà une comédie bien dramatique.

Peut-être avez-vous été abusée. Cependant, vous ne désavouerez probablement pas votre geste. Je tiens néanmoins à ce que vous sachiez qu’un Collectif d’associations a été créé en 2011 pour s’opposer à Europa City. Son nom est Collectif Pour le Triangle de Gonesse (CPTG). Nous comptons bien peser dans le débat qui va s’ouvrir le 15 mars prochain, à l’initiative de la CNDP, à propos du projet Europa City. Nous ne manquerons pas d’y dénoncer les confusions savamment entretenues pour tromper les populations de nos deux départements, les fourberies destinées à obtenir l’engagement indéfectible d’élus politiques en manque d’imagination pour leurs territoires d’élection. Je me permets de joindre à mon courrier quelques pièces à conviction, notamment la liste des signataires d’une tribune que nous avons publié en avril dernier sur Médiapart, reprise en septembre par la revue Nature & Progrès, tribune que vous pourrez lire également ici. Vous trouverez dans cette liste nombre de noms connus, certains ont été à l’affiche de votre théâtre lorsqu’il organisait des conférences ouvertes aux lycéens de Seine-Saint-Denis retransmises parfois sur France Culture. Nous mesurons ici la distance à parcourir entre cette ambition-là et l’ersatz de culture qu’Auchan prétend nous préparer. Dans les pièces à convictions, un petit bijou sonore (de cinq minutes seulement) que je vous laisse découvrir et où vous constaterez que lorsque je parle de manipulation des esprits, ici à destination des élèves scolarisés à Gonesse, le mot n’est pas usurpé. Oui, certains élus de la République sont bel et bien à la manœuvre dans cette désolante affaire !

Au moment de conclure cette lettre je me souviens d’une phrase écrite par Jack Ralite : « un peuple qui abandonne son imaginaire à l’affairisme se condamne à des libertés précaires ». En toute immodestie, je la fais mienne, tout comme vous j’imagine. Vous remerciant d’avoir pris quelques minutes pour lire mes griefs à l’encontre d’un geste que je ne m’explique toujours pas, je vous prie de croire, chère Marie-José Malis, à l’expression de ma sincère considération.

Yann Fiévet

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